A la fois scandalisé par l’homme porté au pouvoir dans le sillage de la révolution, et en même temps admiratif devant le chef de guerre, Rollat raconte l’accession au pouvoir de Bonaparte après la campagne d’Egypte et montre Napoléon se perdant dans les plaines russes.
Des pyramides à la Bérésina, tout y est, à travers le regard d’un aristocrate jurassien, officier de l’ancien régime.
pp. 185-192
La Nation française qui avait tout détruit cherchait des moyens de réédifier à sa façon, mais les passions déchaînées de ses habitants ne lui donnaient pas le temps de connaître sa situation la plus déplorable où un Etat puisse se trouver.
Le numéraire avait disparu, les armées étaient battues de tous les côtés et le sang était prêt de recommencer de nouveau à couler. Enfin le désordre était à son comble. Le Directoire se déchirait dans son sein et avait envoyé deux de ses membres dans les îles, ainsi que plusieurs personnages royalistes.
La guerre intestine était toujours dans la Vendée, lorsqu’un membre de la Chambre des Anciens prit sur lui de faire savoir au général Bonaparte qui avait conquis une bonne partie de l’Egypte, la situation critique où était la République, qu’il n’y avait que lui seul qui fut à même de rétablir l’ordre dans la France, qu’il devait faire en sorte pour s’y rendre Je plus tôt possible. Ces tristes nouvelles lui firent prendre la résolution de revenir en Europe.
Daucourt note : on sait que le célèbre trésor de Berne, provenant des richesses de la cathédrale de Lausanne, que les Bernois avaient volées à la Réforme, servit pour couvrir les frais de la campagne d’Egypte Après la prise de Berne par le général Brun, le trésor fut expédié par ce chef à Paris, dans des sacs et des tonneaux remplis d’écus et de doubles ducats d’or.
Bonaparte rentre en France, avec l’accord des Anglais
Bonaparte en fit part à quelqu’un de ses affidés, nomma à son armée un général en chef et s’aboucha pour son transport, aux Anglais, qui étaient toujours stationnés dans ces parages.
Ceux-ci lui donnèrent parole qu’ils le débarqueraient en France sain et sauf, avec condition de rétablir sur le trône la dynastie des Bourbons, s’engagea à le faire, quitte à ne point le tenir, fut la promesse qu’il leur donna.
Effectivement, il débarqua à Fréjus avec ceux des siens qu’il avait choisis pour raccompagner. Tout en dirigeant ses pas vers la capitale, la nouvelle de son arrivée se répandit partout. Il alla droit au Directoire, auquel il fit des reproches les plus amères sur sa manière de gouverner. S’étant ensuite emparé de la force publique, il ordonna que les deux chambres se transporteraient à St-Cloux.
Bonaparte, premier consul, rouvre les églises et bat les Autrichiens.
Leur présence à Paris était un danger, puisqu’un de leurs membres lui porta un coup de poignard paré par un grenadier. Il les cassa, ainsi que le Directoire et se saisit des rênes du gouvernement, sous le nom de premier consul. Un de ses premiers soin fut de faire ouvrir les temples pour y célébrer le service divin. Il battit les Autrichiens en Italie, où il gagna la bataille de Marengo et par la paix qu’il fit avec eux, il fut maître de ce pays.
Napoléon empereur
Rempli d’ambition, il méditait dans ses moments de loisir de faire de la République un Empire. Pour y réussir, il prépara les voies en sondant le terrain. Lorsqu’il se vit assuré, il fit demander à toutes les communes leurs vœux pour se faire reconnaître Empereur.
Il fut en effet proclamé en cette qualité dans les premiers jours de mai 1804.
L’empereur voulant, disait-il, mettre un terme aux maux qui pesaient sur son empire, fit traiter de la paix à Amiens, mais cette paix ne fut pas de longue durée. La guerre se ralluma de tous côtés.
Napoléon annexe les états pontificaux
Rome fut envahie par les Français, le Saint-Père Pie VII traîné prisonnier au château de Fontainebleau et ses Etats réunis à la France.
Voulant le forcer par ses mauvais traitements de les abdiquer volontairement, il le laissa dénué de tout et cela sans doute pour la récompense d’un pénible voyage que ce brave vieillard avait fait quelques années auparavant pour venir le sacrer à Paris. Mais, homme de caractère, il aurait préféré mille morts plutôt que de commettre une lâcheté.
Daucourt précise : Le 17 mai 1809, Napoléon Ier, qui s’était emparé de Vienne le 13 du même mois, rendit un décret qui réunissait tous les Etats du pape à l’empire français. Rome était alors occupée par les troupes françaises, sous les ordres du général Miollis.
Napoléon vainqueur, divorce et se remarie
Les puissances paraissant aveuglées, furent toutes battues l’une après l’autre et furent rançonnées d’une manière épouvantable.
Leurs royaumes furent envahis, d’où elles furent contraintes à faire des paix honteuses et l’Autriche de lui donner une archiduchesse en mariage, nonobstant qu’il eut, déjà une femme, avec laquelle il divorça.
Daucourt remarque : Napoléon 1er avait épousé Joséphine de la Pagerie, veuve de Beauharnais. Il fit déclarer la nullité de ce mariage et le 1er avril 1810, au palais de St-Cloud, à 2 heures, il épousa civilement l’archiduchesse Marie-Louise de Lorraine-Autriche, fille de l’empereur François. Elle lui donna un fils le 20 mars 1811 qui reçut le titre pompeux de « roi de Rome ».
Un an après son second mariage, l’archiduchesse accoucha d’un fils auquel il donna le titre de Roi de Rome.
De sous-lieutenant en 1795, il se voyait le plus puissant potentat de l’Europe.
Le blocus continental pour gêner l’Angleterre
Il inventa le système continental. Par là, il prohibait le commerce général avec la Grande-Bretagne, mais il accordait des licences à des particuliers moyennant de fortes sommes.
Ceux-ci vendaient ensuite les denrées coloniales à des prix exhorbitants (sic) . On payait la livre de sucre six francs et celle du café autant, ainsi du reste à proportion.
L’Angleterre seule avait la souveraineté des mers qu’elle conserve encore aujourd’hui. N’ayant plus de bâtiment, Bonaparte ne pouvait la combattre.
Il espérait par ce moyen que son commerce s’anéantirait petit à petit, jusqu’au moment où l’anarchie prendrait le dessus. Alors les partisans auraient sans doute détruit l’ancien gouvernement pour lui en substituer un de sa façon.
La campagne de Russie
La Russie, faisant semblant d’y adhérer, n’aurait plus eu de débouchés pour ses pelletries (sic), c’est pourquoi elle continua à négocier avec l’Angleterre.
Ce fut le motif dont Napoléon se servit pour mettre le comble à son ambition démesurée qui tendit à un gouvernement universel, pour lui déclarer la guerre.
Il rassembla une armée formidable, composée de Français, d’Italiens, de Prussiens, d’Allemands et d’Autrichiens, qu’il commandait en personne. Du coup en 1812, il envahit la Pologne, une partie de la Russie qui environne la route de Moscou.
A fur et à mesure que cette armée pénétrait dans ce pays, les Russes, en livrant et perdant bataille, reculaient toujours, mais ils avaient la bonne précaution de détruire leurs magasins, comme de brûler sur la route de Moscou, à dix lieues de large, les bourgs, les villages et toute matière combustible afin de faire périr leurs ennemis. Cela n’empêcha pas les Français de pénétrer jusqu’à 40 lieues au-delà de la ville capitale, dans le courant d’octobre de la dite année.
Mais partout ils ne rencontrèrent que des monceaux de cendres. Le gouvernement avait reçu l’ordre de brûler cette ville afin qu’ils ne puissent ni séjourner, ni y trouver de quoi subsister.
Vaincu par la tactique de la terre brûlée, Napoléon ordonne la retraite de Russie
La rigueur d’un hiver long, pénible et dur qui se fait tous les ans sentir dans cette contrée, ne leur permit pas de loger longtemps à la belle étoile. Napoléon ayant fait sauter le Krémelin (sic), fit faire à son armée un demi-tour à droite pour la faire rétrograder sur ses pas.
Alors la misère à laquelle se joignirent le manque de vivres et une grande froidure étala ses hommes avec abondance. 200’045 hommes et 150’000 chevaux ont été les victimes, seulement depuis Moscou à Vilna.
Daucourt ajoute :
Le 61e de ligne était presque entièrement composé de soldats de l’Evêché, surtout de la Vallée. Il avait péri presque entièrement dans la fameuse redoute de la Moscova. Tous les regards, à Delémont et dans le pays se tournaientvers la Russie. Le nombre de ces malheureux jeunes gens de la Grande Armée qui conservaient l’espoir de revoir leurs parents étaient comme de 1 à 100. Les autorités de la ville s’efforcèrent d’arrêter les colporteurs de mauvaises nouvelles, mais ce fut en vain. Des quantités de paysans accouraient à l’hôtel de ville pour savoir si leur fils en avait réchappé. La désolation était épouvantable à Delémont et dans le pays. On maudissait Napoléon et on réclamait le prince et l’empereur publiquement au nez des autorités françaises. A la moindre victoire des ennemis des Français, on allumait des feux de joie sur les hauteurs.
A Courchapoix, une tradition orale veut qu’un ancêtre de la famille Steullet ait traversé la Bérésina en s’agrippant à la queue d’un cheval, puis soit finalement rentré au village. fy
Napoléon quitte ses soldats et cherche à reconstruire une armée : les angoisses de la conscription
Celui qui, non content de dominer sur la terre, avait encore voulu commander aux éléments. Cet imprudent, abandonnant son armée, prit la fuite et arriva gaiement à Paris, à la fin du mois d’octobre 1812.
Le restant de son armée, qui n’avait pas péri, est venu s’enfermer dans les villes fortes de la Prusse, qui lui avait fournit pour cette expédition 30’000 hommes. Ceux-ci, au commencement de cette campagne, lui tournèrent le dos et se joignirent aux Russes qui poursuivaient les Français, qui n’avaient pu tous entrer dans les forteresses de la Prusse, jusqu’en Saxe.
L’hiver se passa de part et d’autre dans ce calme apparent qui toujours précède les grands orages. Des deux côtés on se préparait cependant à de grands coups.
Recrutés de force
La France se recrutait et enlevait de force ou de bonne volonté, les garçons jusqu’à l’âge de 35 ans. Un remplaçant se vendait communément 100 louis d’or à Delémont.
Dans le Jura, les jeunes de 21 à 25 ans, sont réfractaires à la réquisition militaire. Ils se réfugient sur le Mont, près de Courtételle.
Rollat est sollicité pour prendre le commandement, mais il refuse :
...j’avais appris à Courrendlin combien il était désagréable de commander un corps indiscipliné ... p. 167
Voir la bataille de Courrendlin
Le printemps arrivé, ce même Napoléon dont les Anglais avaient annoncé qu’il était in extremis, voulut encore tenter la fortune. Il se mit en campagne avec une armée composée de beaucoup de monde, mais peu de soldats et de cavalerie, qu’il dirigea derechef en personne sur la Saxe, ou il remporta deux victoires consécutives dans le courant de mai 1813.
Après que l’on parla de suspension d’armes et du bruit de paix, et il fut convenu qu’il y aurait un congrès général à Pragues (sic). Ce qui a eu lieu et il a duré jusqu’au mois d’août suivant.
Cependant, ce congrès n’était qu’un paillatif (sic) et qu’une ruse de guerre, pendant la durée duquel les puissances belligérantes firent avancer des troupes fraîches pour mettre à même de recommencer la guerre.
L’alliance contre Napoléon
Les Alliés donnèrent la suprême autorité à l’empereur d’Autriche, qui fournit de suite son contingent pour combattre Napoléon, son gendre. Bonaparte cette fois se vit abandonné et livré à lui-même.
La guerre éclata en Bohême, où les Français furent battus et repoussés jusqu’à Dresde, où ils perdirent une bataille des plus sanglantes.
Enfin ce Bonaparte perdit en Allemagne six batailles et fut contraint, en 1813, de repasser le Rhin à Mayence avec les débris de son armée se montant à 60’000 hommes, qu’il fit enfermer dans des forts. La rage au cœur, il fit semblant de se désaisir (sic) des fatigues de la guerre. Il est vrai que ses ennemis profitèrent de son repos et de l’insouciance qu’il a mis à abandonner la rive gauche du Rhin sans défense.
Il était bien forcé, car il n’avait plus d’armée, la rive droite de ce fleuve était notamment, aux environs de Bâle, couverte de soldats qui formaient une armée de 800’000 hommes se dirigeant sur la France, commandés en personnes par les empereurs d’Autriche et de Russie et par le roi de Prusse.
Les alliés envahissent la Principauté
Ceux-ci, après avoir reçu la communion, chacun dans sa religion, firent serment de ne pas poser les armes que d’un commun accord. Ces phalanges s’ébranlèrent le 21 décembre 1813 et ce jour là, la ville de Bâle fut encombrée de troupes dont une partie entra en Alsace et 150,000 environ dans l’Evêché de Bâle. Ce passage des troupes alliées dura jusqu’à la fin de mars 1814.
Pour comble de malheurs pour notre pays, indépendamment de la quantité de bétail, la ville de Delémont seule devait fournir 12’000 livres tous les jours, plus de l’eau-de-vie et de l’avoine. En conséquence, on était obligé de fournir à chaque soldat pain, viande, légumes et eau-de-vie. Il fallait traiter les officiers en conséquence. Encore cet allemand brutal nonobstant que l’on faisait le nécessaire, se permettait de traiter leurs hôtes à coups de bâton.
C’est le 24 du dit mois que j’ai commencé à loger et pendant tout ce temps du passage. J’ai reçu pour ma part les visites et politesses de ces soldats. On peut juger des dépenses énormes qu’il en a coûté dans notre pays.
Une partie de ces armées s’est portée directement sur Troye (sic) en Champagne, par Belfort, où elle a rencontré une partie de celles de Bonaparte, qu’elle a battue en diverses reprises et de là s’est transportée devant Paris, où tous les Alliés étaient réunis. Ils y entrèrent le. 31 mars 1814, aux cris mille fois répétés de vivent les Souverains alliés, vive la paix, vivent nos libérations.
Les cris de vivent les Bourbons, vive le roi Louis XVIII se firent aussi entendre.
Alors les puissances alliées déclarent ne plus vouloir traiter avec Napoléon ni avec aucun de sa famille. En conséquence, le Sénat assemblé, décréta à l’unanimité qu’il était déchu du trône, ainsi que toute sa famille et que Louis-Xavier était acclamé roi de France, sous le nom de Louis XVIII.
Cet homme sanguinaire, qui a fait verser le sang d’un million d’hommes, dont le règne a duré 13 ans et qui naguère était la terreur du monde, a abdiqué à Fontainebleau, le 4 avril suivant, en demandant la souveraineté de l’Ile d’Elbe avec 6 millions de francs pour pension annuelle, ce qui lui fut accordé.
Remarque : l’orthographe originale est respectée. A noter que Daucourt utilise indifféremment Rollat et Rolat.
Source :
Abbé A.Daucourt, Mémoires de François-Ferdinand Rollat de Courchapoix, de 1792 à 1822, publiés dans Episodes de l’histoire de Delémont au XVIIIe siècle par A. Daucourt, archiviste, imprimerie Grobéty et Membrez, 1910.
Le manuscrit original se trouve au Musée jurassien d’art et d’histoire, à Delémont.